page 85

page 86

page 87

Télévisionmagazine    

il y a quinze ou vingt ans, je me trouve agressif, désagréable. Parce que j’étais mal dans ma peau, pas sûr de moi. A force de travail et aussi de maturité, j’ai énormément évolué. Aujourd’hui, ça en fait sourire certains, je me définis comme chrétien de gauche. »
Rencontrer Thierry Ardisson en chair et en os, c’est affronter un être complexe aux personnalités multiples. Un homme chaleureux, intelligent, cultivé et bien élevé, qui vous met à l’aise tout en dégageant un curieux mélange d’assurance et d’inconfort. C’est une machine à formules et à auto-citations qui recherche votre approbation, un vendeur expert de son propre mythe et de ses réussites, qui manie l’art de l’autocritique et du mea culpa comme un alcoolique ou un junkie repenti. Junkie, Ardisson l’a été. Littéralement, à l’héroïne (une toxicomanie au début des années 70 qui l’a mené à une tentative de suicide). Au figuré, au succès et au blé. « J’assume tout ce que j’ai fait, y compris mes erreurs. La pub, je ne crache pas dessus, parce que c’est elle qui m’a permis de démarrer sans le sou, sans rien, dans un Paris hostile. J’ai appris que j’avais un don créatif, celui de trouver des concepts, des idées. Mais voilà, j’ai aussi compris un jour qu’à force de vendre du yaourt on n’avait plus que du fromage dans la tête. Je me suis dit que je ne voulais pas finir comme Séguéla. Même chose lorsque j’ai lancé Entrevue. Tout au début, le journal se tenait et je l’ai laissé dériver dans le trash, en tant que bon chef d’entreprise, parce que les ventes ne cessaient d’augmenter. Mais, là encore, j’ai                                                                                                                             

 

spectacle et à succès du samedi soir. Tantôt dans Rive droite, rive gauche, tentative unique de rendre compte de l’actualité culturelle hexagonale dans un magazine quotidien de quatre-vingt-dix minutes sur une chaîne câblée, Paris Première. Son visage, omniprésent sur le petit écran, nous est devenu familier. Et toujours insaisissable. Lorsqu’un invité se confie, Thierry Ardisson écoute, paraît jubiler. Mais son expression se pare d’un sourire crispé, aussi statique qu’un dessin dans une bande dessinée. Face au vécu exprimé avec sincérité par son interlocuteur – un peu mis en confiance, un peu piégé –, il semble savourer la victoire, une fois de plus, de son art si tordu d’accoucher, d’obtenir ce qu’il voulait. Mais, en spectateur, on ne peut s’empêcher d’être perturbé par le regard affiché, comme malgré lui, par ce monstre de télé : un regard un peu perdu, terrifié par tant d’honnêteté et de franchise aussi naturellement déversées. Car Ardisson, en dépit de toutes ses confidences et parcelles de vie privée débitées comme autant de slogans bien maîtrisés, est incapable d’en faire autant. C’est là que résident la force et la puissance de l’animateur mateur. La source de son profond malaise et de celui qu’il projette dans de nombreux foyers. Thierry Ardisson, un peu voyeur, aime fouiller, révéler ce qui a construit ses invités, leur arracher plus ou moins doucement, en biographe cathodique, le « roman qui est en chacun d’eux ». Mais il ne peut s’empêcher, au nom de la vérité et de l’égalité (« il n’y a pas les bons d’un côté et les méchants de l’autre »), d’exposer leurs faces sombres. La vie des autres, Ardisson la met en scène, en fait sa matière première. L’interview est son talent, « mon unique talent », est-il prêt à concéder. Tout comme ses si précieuses idées, qu’il ne supporte pas de voir empruntées (notamment par sa bête noire de l’hiver dernier, Marc-Olivier Fogiel). Cuisiner les autres, c’est son métier. Comme un flic retors, un curé pervers, un psy pas forcément bien disposé. Mais l’homme en noir en a assez d’être le méchant, celui qu’on soupçonne systématiquement d’être malintentionné. Depuis quelque temps, ce manipulateur-né tente désespérément de se racheter une conduite. Sauf que, tout catholique qu’il est, personne ne lui donnerait le bon Dieu sans confession. Et son chemin vers la rédemption risque d’être encore long. Ce qu’on continue à reprocher à Thierry Ardisson, c’est sa manie de tout mélanger, la politique et le sexe, le grave et le trivial, la pertinence et l’insolence, au milieu d’un show bigarré et bruyant où défilent des pin-up girondes et un DJ pas forcément fréquentable. Il se croit tout permis, ne comprend pas qu’on lui résiste. Au nom de règles nouvelles qu’il a lui-même édictées. Fini la langue de bois, la promo gentiment voilée, la réalité arrangée. Par souci de transparence, il oblige ses invités à agiter les mains sur l’ancienne musique des écrans de pub de France 2. Et les transforme par la même occasion en marionnettes dociles de son spécieux jeu de la vérité. Est-ce vraiment nécessaire, au terme d’un des meilleurs entretiens                                                 

"Pourquoi on parlerait pas de sexe ? C'est joyeux et ça concerne tout le monde."

arrêté, je l’ai vendu en 1995, parce que je ne voulais pas non plus devenir Alain Ayache. Entrevue est un torchon qui vend aujourd’hui des centaines de milliers d’exemplaires. Mais il répond à une logique de pur appât du gain qui ne m’intéresse plus. » Self-made-man qui trimballe un lourd passé de pubard cynique, de journaliste monarchiste, de nouveau hussard (sa fréquentation des pamphlétaires réac comme Eric Neuhoff, Patrick Besson ou Marc-Edouard Nabe), d’auteur plagiaire (l’affaire Pondichéry, dont il ne s’est toujours pas remis), d’animateur provocateur un peu goujat et très fouinard (souvenez-vous de Lunettes noires), rarement figure télé aura suscité autant d’engouement que de réactions épidermiques. Emblème de ces années 80 libérales à souhait où l’ostentation et la provocation faisaient office de religion, Thierry Ardisson est l’homme par qui tout passe, tout arrive à la télévision : le scandale, les confessions impudiques, les révélations insensées, le cul, la dope. Mais également les moments de vérité, les découvertes, l’ouverture d’esprit et les débats d’idées. Tantôt dans Tout le monde en parle, talk-show mégalo à grand                                                 

 

page suivante

p 86    Télérama n° 2721 – 6 mars 2002

sommaire de www.tlmp.net