Ce jeudi, dans les studios de la Plaine Saint-Denis, le chauffeur
de salle fait répéter les applaudissements au public de « Tout le monde en
parle » mais en coulisses, c'est l'affolement : Thierry Ardisson a perdu les
fiches où sont consignées les questions qu'il posera à ses invités. Plongée
dans les poubelles, coup de fil à sa femme, envoi d'un coursier, etc.. Catherine
Barma, sa productrice, n'est pas la moins stressée. Pourtant, depuis qu'elle
l'a lancé en 1985, son poulain a progressé. Le cauchemar de la première de «
Scoop à la Une » est encore frais : « Six heures et demie
d'enregistrement.
Je me suis dit qu'il était hyper doué, mais qu'il ne fallait pas le mettre
devant une caméra... »
1998.
Peu convaincue par les premiers « Tout le monde en parle », France 2 impose
Catherine Barma. Un label, dans le milieu : celui de fabriquer un programme qui
ressemble à quelque chose avec des plateaux d'invités bien composés, des
lumières, un rythme et un montage travaillés, etc. « Elle mélange très bien
les genres, le contenu et la légèreté »‚ juge Christine Lentz, son
interlocutrice à la Deux jusqu'à l'été dernier.
Expérience de treize années passées sur différentes chaînes, dans les coulisses de « Dimanche Martin »,
de la « soirée CIP » (Michel Field), de « Frou-Frou », « C'est votre vie », « Stars à
la barre », etc. « Je respecte le
diffuseur, dit-elle. Aujourd'hui, je joue dans l'équipe France 2. Le reste n'est que
concurrence. Au casino, je déteste perdre.
Là, c'est pareil : j'y vais pour gagner. »
Elle passera « Tout le monde en parle » au karcher, et n'en gardera que le titre et
l'animateur. Vraies trouvailles et vieilles ficelles. Ainsi l'émission
fait-elle une consommation soutenue d'ex-stars du porno et de mannequins.
Qu'importe si la plastique tient lieu de propos. Justification : « En présence d'une jolie fille, les mecs se
comportent autrement. C'est l'idée de ces dîners qui, jadis, réunissaient
l'évêque, le couple bourgeois, la demoiselle de bonne compagnie... Bref, le choc des mondes. »
Aujourd'hui, Barma et Ardisson pèsent lourd : outre cette émission hebdomadaire, ils en
coproduisent une mensuelle (« Ça s'en va et ça revient », menée par Ardisson)
et une quotidienne (« On a tout essayé », animée par Laurent Ruquier). Barma,
un nom qui claque et se confond avec la télé. Toute jeune déjà, Catherine
baguenaudait sur les plateaux du « Chevalier de Maison-Rouge », réalisé par son
père, Claude. Mais pour les anecdotes sur « Belphégor » ou « les Rois maudits
», il faudra repasser : « Je n'ai pas le sens du culte. » A 18 ans, son père
lui fait, faire des stages « sans qu'[elle] en ait envie. Au fond, je suis un peu une dilettante. »
Dilettante, voilà bien le dernier mot qui viendrait à l'esprit en la voyant trotter, talons
aiguilles, collants résilles, jupe sexy, anneaux aux oreilles, silhouette
improbable au milieu d'un aréopage vêtu de noir et chaussé de baskets. Ou en
l'entendant tyranniser un brin son entourage très zen. Mais elle bosse
tellement, entend-t-on dans le milieu, qu'on lui pardonne. Le jeudi, elle enchaîne
deux enregistrements de « On a tout essayé », puis celui de « Tout le monde en
parle ». En amont, le plan de table a requis toute l'attention. De là naîtra,
ou non, l'alchimie. Tiens, Marlène Jobert est des deux émissions. Tiens,
Ruquier-animateur, coproduit par Ardisson, est l'invité d'Ardisson-animateur.
Tiens, Gérard Miller voit son bouquin promu avec zèle par Ruquier, dont il est
l'un des chroniqueurs. Huit jours plus tard, il vendra sa soupe chez
Ardisson... David Douillet a raconté – sur Canal+ – comment « Tout le monde en
parle » et « On a tout essayé » l'avaient déprogrammé. La raison ? Il avait eu
l'outrecuidance de passer chez un concurrent. Copinage et guéguerre, un
concentré de la télé.
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Ce soir-là sont conviés Laurent Gerra et Mathilde Seigner,
ex-fïancés notoires. Elégant, non ? Catherine Barma, qui baigne dans
l'audiovisuel à 120%, n'est pas dupe : « Je suis très
heureuse. En même temps, cela m'ennuie de faire toujours de la télé. Je ne
côtoie pas assez de milieux différents, je rêve de quelque chose d'autre. »
Elle applique ce précepte paternel aux animateurs : « Pour que les acteurs soient bons, il faut leur donner confiance en eux.» En fait,
poursuit-elle, « les artistes ont besoin, dans leur tête, d'une liberté totale».
Ses années avec Guillaume Durand, Frédéric Mitterrand, Michel Field, Fabrice, etc., lui ont
appris à bannir toute critique frontale. Ardisson a une idée (et il en a
plusieurs par jour) ? « Si je dis non, je décuple son envie d'essayer.
Les animateurs sont des enfants. Pour faire passer certains messages, il faut utiliser des
moyens détournés, comme les résultats
d'audience…» Elle juge l'émission un peu molle ? Après l'enregistrement,
elle traîne dans les couloirs, peu volubile. Rien de plus. Un invité tente d'éviter certaines
questions ? Elle se garde bien d'en parler, forte du précédent dit « de
Balladur », dont l'entourage avait instamment demandé de glisser sur les
origines de l'ex-Premier ministre. Entrée en matière : « Comme on nous a
demandé de ne surtout pas vous interroger sur vos origines, je vous pose la question » « Là, je me suis dis : ”T'es gonflé Thierry ! Bravo !” »
S'ils observaient Catherine Barma en régie, ses protégés se sentiraient-ils vraiment
rassurés ? L'écran de contrôle sous les yeux, régissant l'oreillette, elle s'y
montre beaucoup moins bon public que le public. S'affole lorsque Ruquier
déborde allègrement ; réagit à une question posée à un maire
anti-Pacs : « Ah, il est emmerdé ! »
; apprécie que le public le hue : « Ah, enfin !»
; s'assombrit devant certaines sorties des chroniqueurs ; applaudit quand
Marlène Jobert embrasse Ruquier sur la bouche ; s'impatiente face aux longueurs
: « Faut enchaîner ! »...« Je veux en obtenir le maximum, dit-elle. Quand l'équipe conclut : "On a été
formidable", ça m'angoisse. »
Ce jeudi soir, elle tique en découvrant cette question pour Pierre Moscovici,
ministre des Affaires européennes : « Vous avez fait
la bringue aux Bains Douches et vous étiez tellement pas marié qu'on vous
croyait homosexuel ou partouzeur... » Commentaire après coup : «
J'ignorais comment la question serait amenée. Mais Thierry avait
commencé par l'interroger sur son métier, sur l'Europe, il a promu à fond son
livre. Du coup, après, il peut parler d'autre chose. C'est un peu un jeu. »
Drôle de jeu, à dire vrai. Ardisson se targue de réhabiliter le libertinage mais se
rapproche plus de Bigard que de Marivaux. A France 2, Catherine Barma a la
réputation de savoir « tenir » ce genre de spécimen :«
Je connais très bien Thierry, et je chercherai toujours le meilleur pour lui, il le sait.
S'il est rassuré, il reste dans la ligne. » Et la ligne n'est pas la même à 20% ou à 35%
de part de marché (3 millions de téléspectateurs la première heure de
l'émission), ce qui simplifie singulièrement sa tâche de productrice. Autrement
dit, ce qui passerait pour un dérapage dans le premier cas devient génial dans
le second exemple : offrir une tribune de vingt-deux minutes à Marc-Edouard
Nabe, disciple de Céline, de Bloy, de Rebatet, pour glorifier les attentats du
11 septembre, « un acte poétique ».
« Vous venez de donner la preuve que dans cette
émission et sur le service public, tout le monde peut s'exprimer
», conclut Ardisson. « A 35% de part de marché, on
ne se pose plus de questions », réagit une méchante
langue de France 2. Du coup, l'airbag Barma se déclenche de plus en plus tard.
Véronique
Groussard |