LAURENT BAFFIE DANS LE « ELLE » DU 08/12/2003

« LES CLEFS DE BAGNOLE »

30 NON POUR UN OUI

La réplique de la semaine se trouve dans ce premier film de Laurent Baffie : « J’ai tourné avec les plus grands, c’est pas pour tourner avec les plus petits », lui assène Jean Rochefort, avant de l’envoyer se faire foutre,

lui et son scénario inepte sur un type qui cherche ses clés pendant une heure et demie. Ils sont trente comme Rochefort, de Claude Berri à Daniel Auteuil, soit le gratin du cinéma français, à refuser leur argent ou leur talent à Baffie. Mais, en disant non devant une caméra DV, ils sont dans le film. Vrais refus ? Faux qui sonnent comme des vrais ? En montrant les coutures du film, comme un costume qu’on retourne sur du vide, Baffie met en scène son amour (vache) pour le cinéma et ceux qui le font, mais ne veulent pas de lui. « Les Clefs de bagnole » est pathétique, non parce que c’est raté, mais parce qu’il s’agit d’un film qui dit son amour du cinéma sans être payé en retour. « Les Clefs de bagnole » ne ressemble à rien, soit, mais cet ovni acquiert une dimension suicidaire, radicale, et ressemble au fond à un bras d’honneur désespéré. Avec plein de zoologie et de scatologie, et de misogynie en plus, il ne faut pas déconner, quand même ! (Lire aussi page 119.)

De Laurent Baffie, avec lui-même et Daniel Russo (1 h 34).

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Vanneur invétéré chez Ardisson, il sort « Les Clefs de bagnole », un premier film qu’il réalise, interprète et produit. Rencontre avec un amuseur public plus sensible qu’il n’y paraît.

PAR PATRICIA GANDIN

Il enchaîne les interviews au bar d’un hôtel parisien. Trente-troisième étage, vue superbe sur la tour Eiffel et le bois de Boulogne. Il nous dit d’approcher alors que le journaliste précédent n’a pas fini de ranger son stylo. On lui suggère de se détendre cinq minutes avant de réattaquer. « Bonne idée, je vais me caresser un peu. » Baffie sans filet. A qui l’on peut tout pardonner parce qu’il vous parle avec ce ton tranquille, ces yeux innocent : sa façon à lui de distiller petites horreurs ou lourdes vannes, comme il le fait dans le coupe-gorge d’Ardisson. Tout pardonner parce qu’il vient de réaliser un film casse-gueule parfaitement réussi et qu’il faut courir voir malgré la dérision jusqu’au-boutiste de l’affiche : « N’y allez pas, c’est une merde. » Du Baffie à usage personnel. «  Les Clefs de bagnole ». Un titre nul. Exprès. Pas d’histoire. Exprès. Juste un mec, Laurent Baffie, qui veut faire un film avec rien – des clefs perdues – et à qui tous les producteurs claquent la porte au nez. Et qui avance quand même. Il le produit seul son film, il le tourne, il joue son propre rôle. Le scénario, c’est ça. On assiste à tout : les « râteaux » assénés par Claude Berri, Charles Gassot, Dominique Farrugia, l’entêtement de Laurent, ses galères, ses rêves aussi : sa « nuit américaine » à lui. Un film

dans le film. En chemin, on croise Alain Chabat en vendeur de chiens, Gérard Depardieu en fromager, Geneviève de Fontenay en Geneviève de Fontenay... Et ça tient la route, c’est bien fait, très drôle, intelligent et costaud. Baffie le dilettante, sous ses airs fatigués, n’a pas mené l’affaire en traînant des pieds. Il a bossé, c’est évident. Pourtant, tout reste léger inattendu, délirant.
ELLE. Dans votre film, vous n’êtes jamais vulgaire alors qu’à la télé...
LAURENT BAFFIE. Je revendique la grossièreté mais je ne suis jamais vulgaire.
ELLE. Et quand vous demandez à Renaud Muselier, secrétaire d’Etat qui décrivait ses journées épuisantes à « Tout le monde en parle » : « Le soir, t’as pas envie de te faire pomper ? », ce n’est pas vulgaire ?
LB. Ah mais là, ce n’est pas moi qui parle. C’est Ardisson : il est ventriloque ! J’en profite pour l’apprendre au grand public : Ardisson est ventriloque et il me fait souvent le coup. Moi, je ne dirais jamais des trucs aussi moches !

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auteur de la photo manquant

ELLE. Quelle mauvaise foi ! Revenons à votre film. Pourquoi ce parti pris d’une non-histoire ?
LB. Un bon sujet donne souvent un navet. Je voulais montrer qu’on peut réussir un film avec un thème lamentable. Tout est dans le traitement. Les producteurs me disaient que je n’arriverais pas à garder les spectateurs une heure sur leur siège. Comme je suis extrêmement prétentieux, ça m’a motivé pour m’y jeter à corps perdu. Mais c’est un risque énorme. J’ai emprunté beaucoup d’argent. Comme Jacques Tati, peut- être que je mettrai trente ans à payer mes dettes. Tant pis, sans regret. Ce projet me tenait à coeur depuis très longtemps. Je suis cinéphilie, j’ai vu des milliers de films. Mon Panthéon, c’est « La Guerre des boutons », « Les Quatre Cents Coups », « Un singe en hiver », « Buffet froid », « Dupont la Joie », « Annie Hall »... J’ai glissé des références, j’ai mis tout ce que j’aime, tout ce qui m’a construit.
ELLE. Vous avez 45 ans. Vous alliez très jeune au cinéma ?
LB. Oui. Ado, je n’avais pas beaucoup d’argent, je rentrais par la sortie pour ne pas payer et je me faisais deux ou trois films dans la journée.
ELLE. Racontez-moi votre enfance...
LB. Mes parents étaient dealers. Je déconne. Famille modeste. J’étais un gosse très turbulent, hyperactif. J’ai fait mes gammes dans le 20e arrondissement : les micros-trottoirs, ce n’est pas venu du jour au lendemain, j’adorais « La Caméra invisible », j’arrêtais les gens dans la rue pour 1cur dire n’importe quoi. Un vrai autodidacte. J’ai quitté l’école à 16 ans. J’ai été livreur, barman, animateur de club de vacances. C’est là que je suis monté sur scène pour la première fois. Je rêvais d’être

LB. J’ai deux chiens que j’adore. Les animaux, c’est une passion. Leur apparition sur terre, leur évolution, l’origine de leur nom, leur classification, tout m’intéresse. Pendant des heures, je lis des bouquins très savants. Je suis très calé. Je parle avec des spécialistes, c’est un grand plaisir.
ELLE. Vous parlez aussi à vos chiens ?
LB.
Bien sûr. Par exemple, ma chienne Nouba, quand je lui lance : « On va faire l’amour », elle sait que ça veut dire : « On va sortir », et elle saute de joie. Je vis près de Paris, dans la nature. Je donne des graines aux oiseaux. Quand j’ai le temps, je vais dans les bois les filmer. I ’été dernier, j’ai pris en photo des mésanges et 1eurs oisillons qui sont nés près de la maison. Je leur avais construit des rangées de niches, mais ça ressemblait à des HLM, elles n’y ont pas installé leur nid. J’ai dû les pister sur leur territoire. Faut pas le répéter, c’est pas bon pour mon image de rebelle !
ELLE. Dans le film, vous mangez de la pâtée pour chiens. De la vraie ?
LB. Non, mais on m’avait concocté un infâme frichti qui avait tourné à cause de la chaleur. C’était pire que du Canigou. J’avais écrit cette scène parce que ça allait dans le sens de mon amour pour la zoologie. Résultat : comme il a fallu la reprendre cinq ou six fois, j’étais à deux doigts de gerber. Mais pas question de l’annuler.
ELLE. Dans la séquence où vous nagez avec les dauphins, là, vous vous êtes fait plaisir...
LB. Non, ça n’a pas été le bonheur que j’imaginais. Chevaucher deux

 

« L'ÉTÉ DERNIER, J’AI PRIS EN PHOTO DES MÉSANGES ET LEURS OISILLONS QUI SONT NÉS PRÈS DE LA MAISON. MAIS FAUT PAS LE RÉPÉTER, C’EST PAS BON POUR MON IMAGE DE REBELLE ! »

comédien, j’ai couru les castings. Pas assez bon, pas capable de tout jouer, de faire pleurer comme de faire rire, Dans mon film, je suis acteur parce que je suis bien obligé de jouer mon rôle, mais je n’aime pas mon image.
ELLE. Ce rôle, vous l’avez écrit. C’est du masochisme ?
LB.
Je suis un trouillard courageux. Récemment, dans une émission où se produisaient des Chinois qui sautaient, tête la première, dans des cerceaux au-dessus de sabres levés, j’ai plongé moi aussi dans le « tunnel de la mort ». Personne ne me le demandait. Je me suis lancé sans réfléchir. C’était inconséquent, j’ai trois enfants... Après, j’ai eu une crise d’angoisse.
ELLE. Vos enfants ont quel âge ?
LB.
L’aîné a 37 ans, il a une société d’import-export et dirige 300 personnes. Non ! Un garçon de 17 ans, une fille de 15 et un petit de 8, qui apparaît quelques minutes dans le film. Mais je n’en parlerai pas plus, c’est moi qui suis connu, pas eux.
ELLE. Vous leur transmettez quelles valeurs, vous qui vous moquez de tout ?
LB.
Je suis très moral, j’essaie de leur donner de bons principes. J’aide le petit dernier à apprendre les tables de multiplication ou la guerre de 14-18 et ça ne me barbe pas.
ELLE. Autoritaire ?
LB.
Non, mais plus que ma femme.
ELLE. Des chiens tiennent une grande place dans le film, vous leur faites faire des trucs incroyables. Vous aimez les bêtes ou c’est juste pour nous surprendre ?

dauphins, un pied sur chacun, c’est pas de la tarte, ça scie les pieds, leur rostre est très dur. Et puis ces mammifères manquent de patience, quand l’un vient, l’autre pas. Ensuite, impossible de les freiner : en descendant avec eux, brutalement, à cinq mètres de profondeur, je n’ai pas pu décompresser. Mes tympans ont explosé, j’ai eu des acouphènes. J’avais mis la barre trop haut : je voulais faire ce que les dresseurs obtiennent après des mois d’entraînement. Pour couronner le tout, on en était au deuxième jour de prises de vues et, déjà, l’argent manquait. J’étais très stressé. J’avais beaucoup de poids sur les épaules et pas le temps de souffler. Chaque soir, après le tournage, j’enchaînais en jouant au théâtre dans « Sexe, magouilles et culture générale », la pièce que j’ai écrite et qui a quand même été donnée quatre cent cinquante fois. La nuit, je lisais, je regardais des films. Je ne me reposais jamais. Pourtant, c’est vrai, nager avec les dauphins était un rêve. Aujourd’hui, j’en profite rétroactivement, en regardant le film.
ELLE. Si vous étiez un animal, que seriez-vous ?
LB.
Un homme.
ELLE. Dans votre film, il y a une seule scène « sous la couette » et c’est votre partenaire, le comédien Daniel Russo, qui est chargé de la tourner avec une fille superbe. Pourquoi pas vous ?
LB.
Inimaginable. Trop peur. Trop pudique.
ELLE. Vous êtes sensible, sentimental ?
LB.
Oui, tout ça. Henri Calet a dit : « Ne me secouez pas, je suis plein de larmes ». Je ne sais pas pleurer, mais ça me va assez bien. Ne me demandez pas pourquoi.

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