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« Confession d'un baby-boomer »
Entretiens entre Thierry Ardisson et Philippe Kieffer
Editions Flammarion

Avec l'aimable autorisation de Thierry Ardisson :
la préface de Philippe Kieffer

première de couverture                                             quatrième de couverture

 PROLOGUE

C'est venu sans raison, donc pour cent raisons. Un samedi de mai. La veille, je n'y pensais pas. Le lendemain, je ne pensais plus qu'à ça. Au phénomène Ardisson. Au cas médiatique de ce Thierry Frondeur sans pudeur, mais pas sans reproches, dont l'avis de décès faisait la couverture du numéro de Technikart de mai 2003 que je venais de lire. A sa lointaine vie publicitaire. Son œuvre romancière. Ses pompes audiovisuelles. A ce qu'on dit ou écrit de lui depuis vingt ans. Entre Diable de boîte à pixels et Démon de minuit bonimenteur. Ange gardien du propos sulfureux. Monarque de la question libertine.

THIERRY ARDISSON
(1985-2003)
ET SI PLUS PERSONNE N'EN PARLAIT ?

Enfin, ci-devant monarque. Ardisson était mort. C'était dans le magazine. Des suites, apparemment, d'un suicide par dépression foudroyante compliquée d'un infarctus audiovisuel. Juste avant de mourir, Ardisson avait eu le temps de confier aux médecins de Technikart que depuis quelques semaines déjà, il n'allait pas très fort. Selon le rapport d'autopsie et les dernières confidences publiées en pages intérieures, l'animateur n'en pouvait plus. Il se sentait usé. Il se voyait devenir inutile, ennuyeux, sans imagination. Symptôme qu'il résumait en ces termes, d'une voix sans doute déjà éteinte, presque un dernier souffle : « Je ne                       

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 Thierry Ardisson

m'étonne plus. Je n'écris pas. J'ai du mal avec mon nouveau mensuel papier. J'ai des idées de films, mais ça n'avance pas ». Il se plaignait, en revanche, d'avancer en âge (cinquante-quatre ans) et redoutait d'avoir à affronter le pire. A savoir : « Finir comme Jacques Martin, à chanter le dimanche après-midi La Mer de Charles Trenet. » Toujours selon les urgentistes de Technikart, l'ex-star aurait confié son désir d'en finir par lui-même (« Je sauterai du train avant ») plutôt que d'en être réduit à une aussi violente extrémité professionnelle.

C'est fou ce qu'une simple couverture de magazine peut déclencher comme phénomène limite hallucinogène. Mais c'est ainsi. En quelques secondes, l'effet « Mort d'Ardisson » venait de faire bouger un continent de souvenirs, des nuages de mémoire vive oubliée, des couloirs temporels engloutis où des clones du même Ardisson accueillaient en souriant tout ce que le show-biz, la culture, la politique et l'actualité comportent d'hommes et de femmes prêts à tout pour se faire interroger sur leur vie professionnelle, leurs choix intellectuels, autant que sur leurs pratiques sexuelles. Jetset cathodique. Who's Who du qui-baise-qui. Bottin du qui-pense-quoi. Je brassais des clichés. Je ressassais l'Info en lunettes noires, l'intox en peau de zèbre. La seule évocation du nom et du visage d'Ardisson faisait dégringoler des étagères de ma mémoire des sachets emplis de madeleines télévisuelles, ouvrait des tiroirs oubliés portant des étiquettes pareilles à celles qu'on collait autrefois sur les malles de voyages. Des noms de pays électroniques déchirés apparaissaient : «... de Minuit », « ... Noires pour Nuits Blanches », « Ardimat », « Scoop à la U... », « Frou... », « Double Jeu », « Paris Dernière », « Graine de... », « Autant... emporte... » D'autres encore, semblables aux tampons de passeports qui seront encore lisibles dans trente ans : « Bali », « Façade », « Descentes de Police », « Business », « Louix XX », « Entrevue », « Tout le monde en parle ». J'assistais mentalement, intrigué, à la multiplication des Thierry, à la profusion des Ardisson. Il en surgissait de partout, tels des M. Smith sur la pellicule de Matrix.

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Confessions d'un baby-boomer

Défilaient ainsi, accompagnés des mélodies de Sgt Peppers ou des riffs du Sticky Fingers, et avec effet stroboscopique garanti seventies, des Ardisson de toutes sortes. Terroriste publicitaire avec bâton de dynamite Ovomaltine en main, alias homme-sandwich pour le « Chausséhéhéhé aux Moines », « Quand c'est trop, c'est Tropico » ou « Lapeyre, y en a pas deux ». Nightclubber journaliste pour le mensuel de Warhol. Ecrivain souverain, mousquetaire d'un néo-roi Louis XX chez Pivot. Hussard plagiaire piégé sur les terres de Pondichéry. Autodidacte enseignant la culture contemporaine avec Rive Droite/Rive Gauche.

Clone contre clone. Au fond, comme tous ceux de la génération dite du Baby-Boom, nés dans les Années Cinquante, je vivais en croisant ou recroisant cet Ardisson protéiforme. Un jour homme de pub, le lendemain junkie, puis romancier, mais aussi journaliste, à nouveau essayiste, enfin animateur multicarte interchaîne. Des doubles de moi-même collaient aux basques de tous ces Ardisson. Assis en face de l'image du mort, je me demandais bien pourquoi ces funérailles en magazine branché m'intriguaient à ce point. Le côté « Hype », la veine « Tendance » de ces obsèques célébrées sur l'autel d'un marketing de presse efficace mais simpliste m'interrogeaient. Quel(s) rapports) entre ce cadavre de star en costard noir et moi ? Pourquoi cette émotion ramifiée ? Cette nostalgie d'époques déclarées d'un coup révolues par une exécution (au) sommaire de Technikart ?

Et la question, insistante, ce samedi-là : « Mais qu'est-ce que j'en ai à faire, moi, de cette vraie-fausse mort d'Ardisson ? » Pourtant, j'en étais à chaque minute plus convaincu, ce Thierry porté en terre appartenait un peu à ma vie. A notre vie. Il habitait ma mémoire comme on squatte. Avec la vigilante énergie du dealer de transgressions aux abois. Une langueur de rebelle en mal de quiétude familiale. Il zonait dans mon inconscient comme dans celui de millions d'autres lecteurs, auditeurs, téléspectateurs. Il avait pris racine en nous tous, au bord de quelque autoroute neuronale. Il campait au milieu du terrain vague où venaient s'entasser des millions d'images vues sur un écran puis oubliées. SDF VIP du pire empire, celui des médias, lauréat épisodique du meilleur des ondes.

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Thierry Ardisson

Ardisson mort sans prévenir, j'avais soudain envie de demander des comptes. J'exigeais une dernière de Tout le monde en parle où l'animateur, à ciel et à tombeau ouverts, s'infligerait le traitement qu'il réserve depuis toujours à ses invités. Parler de soi. A découvert. Bref, une émission où il ne parlerait que de lui. Donc de nous. Où il se raconterait. À mains nues. Sans fiches. A voix haute. Sans filets. Qu'il nous dise comment il en était arrivé là...

Je suis bien resté une demi-heure à réfléchir et rêver devant cette couverture. Ce n'est pas la première fois que l'envie de faire un documentaire sur toi m'effleurait, mais, ton décès officiellement annoncé, elle s'imposait subitement. C'est ainsi que, machinalement pourrait-on dire, tout en cherchant et ton nom dans le répertoire de mon portable et comment j'allais bien pouvoir te présenter la chose, je t'ai appelé. Sonnerie. Personne. Messagerie. Évidemment. J'ai dû dire quelque chose comme : « Salut, c'est Philippe Kieffer, si tu as deux minutes, rappelle-moi, j'aimerais te parler d'un projet... »

Rien de plus compromettant.

Au moment où démarre cette histoire, je connais Thierry Ardisson depuis presque vingt ans. Connaître est un mot fort. Je sais qui c'est. Avec plus ou moins d'assiduité, je regarde ses émissions depuis les débuts. Il m'est arrivé de l'appeler, de lui poser des questions pour un journal, une radio, ou un livre. De le rencontrer sur le plateau de Rive Droite/Rive Gauche, invité à parler du système audiovisuel français. De bavarder avec lui pour le plaisir, devant un café. Pas si souvent que ça. Mais assez pour me souvenir que nous avons en commun une passion pour la littérature prospective, dite « science-fiction », et le même engouement pour des auteurs comme Norman Spinrad et, par-dessus tout, Philip K. Dick.

Depuis quelques années, ayant opté pour la production audiovisuelle tout en restant journaliste, je croise Thierry une ou deux fois par an. Le plus souvent pour les traditionnelles conférences de presse de rentrée. C'est tout. Je crois n'avoir, jusqu'alors, jamais déjeuné avec lui. Je ne suis pas très                    

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Confessions d'un baby-boomer

dire l'étendue de ce que les gardiens du chenil médiatique ne manqueront pas de désigner comme la Force Obscure de la Connivence ici à l'oeuvre... Nous nous connaissons, sans être amis pour autant. J'ai écrit à son propos toutes sortes d'articles. Interviews, portraits, chroniques, billets... Factuels ou louangeurs, critiques ou virulents. Certains lui faisaient plaisir et il me le faisait savoir. D'autres le mettaient hors de lui et je ne l'ignorais pas.

Nous ne nous devons rien. Je suis pour lui un journaliste passionné par ce secteur. Il est pour moi, depuis longtemps, bien plus qu'une vedette de télévision. Je l'ai toujours perçu comme un personnage de roman ayant vécu plusieurs vies simultanées dans des domaines aussi divers que la publicité, la littérature, la presse, l'audiovisuel. J'étais loin de me douter à quel point, tout en étant fondée, cette intuition restait très en deçà de la réalité.
Mais j'anticipe...

 Vibration et mélodie. ARDISSON, affiche le portable, moins d'un quart d'heure après mon message. Il n'est donc pas mort.
En résumé ça donne :

 — Ouais, salut, c'est Thierry. Tu m'as appelé ?

 — Oui. Merci de rappeler. Tu vas bien ?

 — Ben non, ça va pas. On se connaît Philippe, alors je vais pas te la faire... Non, je sais pas trop ce qui m'arrive, mais c'est pas ça, quoi. Enfin, c'est pas non plus aussi noir que ce que raconte la presse.

 — Tu parles de Technikart ?

 — Ben Ouais. T'as vu ça... Je suis mort ! Putain, j'en reviens pas... Je passe une heure avec un connard de ce canard alors que j'ai autre chose à foutre, je lui explique que je m'interroge sur le présent, sur la saison prochaine, sur ma vie quoi, et la conclusion c'est : «  Ardisson, il est mort. » Je vais pas te dire que ça me met en joie. Ce que je dis dedans est exact. Je m'étonne moins ces derniers                       

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Thierry Ardisson

temps. C'est l'ensemble, la mise en scène qui me rend... Et toi, t'en penses quoi ?

— Que c'est le coup assez classique du meurtre du père. Ils te flinguent comme toi tu en as flingue d'autres. La routine. Question de génération. Je ne t'apprends rien. C'est sûrement pas le meilleur papier de ce magazine. On les a déjà vus mieux écrire. Mais les questions sur toi se posent, tu sais bien...

— T'es réconfortant comme mec. Bon, à part ça, tu voulais me parler d'un projet. Je t'écoute... S'agit de quoi ?

Je n'aurai jamais le temps de répondre complètement à cette question. Au moment où, m'apprêtant à évoquer un documentaire, je lui confirme : « Oui, justement, c'est un projet de... », Thierry m'interrompt net :

— Philippe, je suis d'accord. Ouais. Je suis d'accord pour faire un livre avec toi. On me le propose très souvent. J'ai toujours refusé parce que ça me fait chier, si tu veux. Je peux pas le faire avec un pote parce que c'est pas toujours facile de parler de tout à un pote. je veux pas le faire avec un inconnu parce que c'est pas facile d'avoir confiance. Toi, je te connais, mais on passe pas nos soirées et nos vacances ensemble. Alors c'est d'accord. T'as un éditeur ?

Voilà comment c'est arrivé. En dix secondes. A l'instant où je l'ai entendu dire : « D'accord pour faire un livre », j'ai réalisé que c'était « ça » la bonne idée. En tout cas, celle qui suscitait en moi la curiosité la plus vive, parce que inattendue. Un livre. Idée à laquelle je n'avais même jamais songé, sans doute inconsciemment persuadé qu'il n'accepterait jamais de se confier... Donner des interviews, ça oui. Par centaines. Il pratique l'exercice avec la ponctualité de qui sait, justement, qu'un entretien chasse et recouvre l'autre. Que la somme et la masse des interviews protègent plus souvent le secret d'une vie qu'elles ne le révèlent. Je n'ai pas réfléchi davantage. Ce qu'il venait de suggérer n'était rien d'autre, servi sur un plateau, que ce dont je venais de rêver en m'abîmant dans la couverture de Technikart. Le roman vrai de tous les Ardisson réunis.

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Confessions d'un baby-boomer

— Faire un bouquin avec toi, lui ai-je annoncé, n'a de sens que si tu acceptes de jouer le jeu. Si c'est pour faire une interview de trois cents pages, on s'en fout... Tout le monde croit te connaître parce que tu parles souvent, partout, mais au fond toujours des mêmes choses... Je voudrais que tu me racontes ta vie, depuis le début, comme tu la raconterais à quelqu'un qui ne sait rien ou pas grand-chose de toi. Quelqu'un à qui tu prendrais le temps d'expliquer le cheminement, les enfances, les succès, les plantages, le sexe, les voyages, enfin tout. Le pitch, comme tu aimes à dire, c'est : « Thierry raconte sa vie. » A la première personne. Que tu acceptes de tout aborder exactement comme tu exiges de tes invités qu'ils répondent à tes questions, les plus universelles comme les plus intimes. Ça fait quinze ans que tu malmènes des gens sur un plateau de télé en leur faisant raconter leur vie. A ton tour. En gros, c'est comme ça que je vois les choses. Ni une enquête avec cinquante ou cent témoignages. Ni un portrait genre thèse-antithèse-synthèse du bonhomme Ardisson. Mais une confession à haute voix. Ta version des choses de ta vie. La tienne. Ce que tu as vécu. Ce que tu as voulu. Ce que tu as fait. La question récurrente, c'est : « Raconte-moi ta vie. » Tes vies.

— C'est d'accord, ça me va. C'est exactement ce que j'ai envie de faire. Et je vais te dire, Philippe, c'est le meilleur moment pour moi pour le faire. J'en ai besoin. Je le sens. Je le sais. Je vais tout te raconter, depuis le début...

Thierry devait être quand même du genre star de télé qui se la joue. Il avait, à coup sûr, oublié notre conversation dix minutes après, ayant certainement, selon une de ses expressions favorites, « autre chose à foutre ». Pas la peine de rêver.

Demain serait un autre jour. Le coup de blues de Monsieur Tout le monde en parle serait passé. On ne ferait plus jamais allusion à un livre, évidemment.

J'avais tout faux. C'était vraiment mal connaître le Ardisson. Sans le savoir, je venais d'entrer dans la sphère d'un personnage aussi fantasque que méthodique, pour qui ce qui est dit est dit,             

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Thierry Ardisson

que rien ni personne ne rebute, et qui, effectivement, voulait faire ce livre. Et le ferait. Exactement comme je – nous – l'avions souhaité. En y consacrant un temps et une disponibilité d'esprit dont je ne le supposais même pas capable. En m'autorisant une liberté de questionnement dont je sais, maintenant, qu'elle serait inconcevable pour la plupart des gens, célèbres ou pas.

Quarante-huit heures plus tard, un lundi soir, Thierry me rappelait. Je ne vais pas dire que je l'avais oublié. Ce serait excessif. Mais presque. Convaincu qu'il était déjà passé à autre chose. C'était, spectaculairement, et d'un seul jet, tout le contraire.

Bon, Philippe, je vais libérer le maximum de temps pour toi. Je crois qu'il faut procéder par thèmes, avec un calendrier très précis et des séances d'entretien d'au moins deux heures à chaque fois. Franchement, je ne sais pas si ma vie peut intéresser beaucoup de gens. Il y a une curiosité sur moi, je le sais bien. Mais ça, je m'en fous un peu. C'est pas pour la notoriété, tu t'en doutes, je l'ai déjà. Non. C'est l'envie de me raconter, faire le point. Et de le faire à un moment où je n'ai rien à vendre. Des interviews, j'en ai donné des centaines. Mais c'est pas pareil. Dans une interview, tu dis ce que tu dois dire à un instant donné. Tu segmentes. Tu morcelles. Ce que je voudrais faire avec toi, c'est exactement l'inverse. Rassembler des morceaux. Réunir des situations. Relier des époques. J'ai dit beaucoup de conneries. J'en dirai sûrement encore. Je ne peux parfois pas m'en empêcher. J'ai occulté des pans entiers de ma vie. J'en ai transposé d'autres dans des romans. Maintenant, j'ai besoin, pour la première fois, de reprendre tout depuis le début et d'essayer de comprendre comment je suis devenu ce que je suis. Je n'ai pas d'idéologie à communiquer. Pas de messages. Seulement des expériences. J'ai vu arriver pas mal de journalistes avec cette idée de faire un livre sur moi. Certains, je sentais qu'ils ne m'aimaient pas du tout. Tu ne peux pas avoir envie de te raconter à un mec quand tu devines qu'au départ il trouve suspect tout ce que tu dis. Pour d'autres, c'était l'inverse, le côté « J'aime beaucoup ce que vous faites » est encombrant, tu te méfies tout autant. Nous, on se connaît sans se connaître. Ni copain, ni hostile. On va essayer de trouver une voie médiane. Je sais bien qu'à l'arrivée, dans ce livre, il y aura pas mal de choses                     

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Confessions d'un baby-boomer

négatives sur moi. J'accepte. Je n'ai aucune envie, et toi encore moins, de me construire un mausolée de papier. Il y a des attitudes que j'ai pu avoir, des propos, des gestes qui ne seront pas à mon honneur. Des comportements qui n'ont pas toujours été très élégants. Je te livrerai des souvenirs, des impressions, des commentaires. Pas la peine de romancer. Je ne suis pas mythomane. Chez moi, j'ai tous les papiers qui sont sortis sur moi. Tout est rangé, conservé, répertorié. Les articles sont dans des cantines en fer, les cassettes aussi, elles ont été numérisées pour éviter la dégradation de l'image. J'ai tout gardé. Je crois que quelqu'un d'attentif y trouvera des tas de choses. Mais le tableau d'ensemble reste à faire.

Au Rond-Point des Champs-Elysées, c'est à droite. Direction la rue du Faubourg-Saint-Honoré. Encore à droite. La façade du Bristol, comme une enclave cannoise, un extrait de Croisette. Une part découpée dans le gâteau du Carlton, sans la chantilly. Huissiers. Voituriers. Policiers. Triptyque du quartier.

Je suis à l'heure. Ardisson aussi (déjà un pléonasme : Ardisson à l'heure). Son imper sur le bras. Pas rasé. Joues creuses. Œil fiévreux. Mâchoires crispées. Massif et défait. Coup de menton en avant pour indiquer ce que j'apprendrai à nommer la « table d'alcôve ». Sa table. Il annonce :

— J'ai passé la nuit au montage de Tout le monde en parle. J'suis mort, mais, putain, ça va aller ! Je suis content de te voir. J'ai pas arrêté de penser à ce projet... Non, non, je prends pas le canapé. Un fauteuil, pour me tenir droit. Sinon je m'effondre. Et j'voudrais un jus de tomate. Hein ? Ouais, c'est ça, un « assaisonné ». Pour toi ?

Je sors un bloc et un enregistreur. Je me dis : « Magnéto, Philippe ! » Je vais commencer, mais il est déjà lancé. Il est parti à confesse. Sans préambule. Direct. À fond de train.

C'est clair, je viens d'entrer par effraction dans un film avec Ardisson en vedette. Par instants, la voix tombe. Le regard du héros pivote et passe le bar du Bristol au scanner, façon                    

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Thierry Ardisson

Schwarznegger dans Total Recall. Un petit éclat de rire auto-moqueur, un fragment de modestie ou de doute passagers, de l'ordre d'une microseconde, et Ardisson reprend le fil d'une confession annoncée. Le fil préparatoire d'un récit promis à la première personne.
J'ai beaucoup pratiqué l'interview depuis une vingtaine d'années, je n'ai jamais rencontré quelqu'un d'aussi déconcertant, prévisible, extraverti, pudique et comédien à la fois. Conçu pour mettre au point nos agendas et une méthode de travail, ce premier rendez-vous a pris une tonalité théâtrale.
Entre burlesque et gravité.
Le ton, le vocabulaire et la langue sont un prélude adouci de la manière dont je comprends qu'il se racontera. Bienvenue, donc, dans un monde où il n'y a pas d'hommes mais des « mecs », pas de femmes mais des « gonzesses », pas d'enfants mais des « mômes », pas d'argent mais du « pognon » ou du « blé ». Un monde imagé, dialogué, rejoué autant que pensé. Un monde où l'expression « Et alors, un jour... » tient lieu de date précise. Bienvenue dans la pluralité des mondes ardissonniens. Si vous ne vous y faites pas, n'insistez pas. Arrêtez-vous là.
Vous êtes prévenus.

Philippe Kieffer

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 la préface (page 11 du livre)                    première de couverture

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